this is who you are
( in this story you are the hero )How I wish, how I wish you were here
We're just two lost souls
Swimming in a fish bowl
Year after year
-Pink Floyd, Wish you were here-
-Ethan ? Ah oui, oui, c'est un gosse discret, plutôt doué et très solitaire. vous diront ses profs.
Et pour cause. Il s'assoit toujours au fond de la classe. Il ne parle jamais. Il se contente d'observer, de suivre et de noter le cours en silence. Toujours un peu à l'écart des autres.
Il a du mal à se faire des copains. Il ne sait pas trop pourquoi. Dès qu'il tente une approche, on l'envoie bouler. Il a fini par comprendre le message. Depuis la fois où Josh a tenté de le frapper, il passe toutes les récrés assis seul dans un coin, soit à regarder les autres courir, crier et s'amuser, soit à lire, quand il a la chance d'avoir un bouquin avec lui.
Il n'a que son imagination pour le distraire.
A la maison, c'est le cauchemar. Jamais rien à manger, jamais de linge propre. Toujours le bordel. Ça sent le renfermé. Et puis souvent, la télé hurle tellement fort qu'il est obligé de sortir pour trouver un coin tranquille où faire ses devoirs. Parce qu'il n'a pas vraiment autre chose dans la vie. Alors il travaille d'arrache-pied pour avoir de bonnes notes. Parfois assis dans les escaliers, parfois debout dans le hall d'entrée, appuyé contre le mur, et ça lui est même arrivé de se réfugier dans le local poubelle. Et une fois, sur le toit aussi. Mais la porte a été verrouillée depuis, et il n'a pas pu y retourner. Dommage. Il aimait bien l'endroit.
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Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre qu'il serait mieux servi par lui-même. Du haut de ses onze ans, il a appris à laver ses vêtements, à cuisiner des plats relativement comestibles, et à faire le ménage, tout seul, d'abord en improvisant puis en observant les autres. Il s'est arrangé pour avoir le ventre plein le plus régulièrement possible, des vêtements toujours propres sur son dos, et une chambre impeccablement rangée.
Au début, il croyait que ça calmerait beau-papa. Que sa maman, toujours un peu ailleurs, dans un autre monde, lui prêterait enfin un peu d'attention. Peut-être pas énormément, mais juste un petit peu... Qu'elle viendrait le chercher à l'école par exemple, comme les parents de ses camarades.
Mais non.
En grandissant, il a compris que peu importe ce qu'il ferait, il serait toujours la plus adulte des personne dans cette maison. Il a compris que sa mère se camait jusqu'à l'os. Que son beau-père n'était pas censé se servir de lui comme défouloir, ni venir dans sa chambre la nuit quand il n'en avait pas eu assez avec maman.
Ethan a commencé à chercher des solutions... Et aussi ses grands-parents, ceux dont sa mère parlait tout le temps sans qu'il n'ait jamais réellement pu les voir.
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Granny lui a rapidement proposé de venir habiter chez eux, mais il a refusé. Il préfère faire des allers-retours, passer quelques jours chez elle et P'pa Bernie, et le reste de la semaine à l'appart, à s'occuper comme il peut de sa mère.
Il tente de décrocher des petits boulots, à faire les week-ends ou après les cours. Ça ne paie pas grand-chose, mais au moins, il évite son connard de beau-père, et puis les autres gars aussi qui passent là de temps en temps pour
saluer sa mère. Apparemment, ces abrutis n'ont pas réalisé qu'Ethan avait des oreilles et un cerveau et était tout à fait capable d'entendre et de comprendre de quelle façon ils
saluaient sa mère. En lui apprenant à jouer du pipeau, par exemple. Au beau milieu de l'après-midi. Histoire que beau-papa n'ait pas de surprise en rentrant du taffe le soir...
Il aime bien le lycée. Il se sent enfin à sa place quelque part. Il est brillant, et il a même réussit à se sociabiliser suffisamment pour intégrer une petite bande de potes. Il se la joue humour décalé, clown et casse-cou pour combler l'abîme de solitude douloureuse qu'il a enfouit au plus profond de lui, mais sans jamais dépasser les bornes avec qui que ce soit.
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Tout a failli s'écrouler le jour où il a compris que sa mère était enceinte, mais il a tenu bon. Il n'en a rien laissé paraître, au contraire, il a redoublé d'efforts pour faire le pitre et tenter de rendre son sourire le plus naturel possible. Alors qu'au fond de lui, il a senti quelque chose se fêler profondément.
Il suffirait d'une petite pression pour que tout explose, qu'il se brise, qu'il éclate...
Through these fields of destruction
Baptisms of fire
I've witnessed your suffering
As the battle raged higher
-Dire Strait, Brothers in arms-
Elle pleure, elle hurle, et lui, il reste là, à la fixer, en silence, les bras croisés, les lèvres pincées. Elle l'a même supplié à genoux. Mais apparemment, elle n'a pas compris qu'il serait intraitable. Non, elle ne l'aura pas ce bébé. Non, elle le ruinera pas sa vie comme elle l'a fait avec lui. Non, il ne subira pas l'indifférence de ses parents, comme lui, qui a dû tout apprendre tout seul.
-Lâche ma jambe. Laisse moi passer maman.Maman. En réalité, il ne connait pas vraiment la signification de ce mot. Et il ne veut pas que ce soit également le cas du petit bout qui chouine dans son berceau au fond du salon, là-bas.
Elle répond quelque chose d'inaudible. Il se dégage de sa prise sans peine. Elle est encore shootée, elle tourne au ralenti. Il s'avance vers le berceau et prend le petit dans ses bras, tendrement, avec douceur, lui arrachant un léger frisson. Ses couinement se muent en vagissements, mais il ne lui en veut pas. Le pauvre n'y peut rien, il n'a pas choisi de naître dans cette famille de fou-furieux.
-Ethan...-Je te l'amènerais de temps en temps maman. Promis.A condition qu'elle soit clean. Mais ça, il ne lui dit pas. Sinon, il en a encore pour des heures. Et il veut à tout prix éviter le retour de son beau-père, sans quoi il va y avoir de la casse. Et puis ça finirait par une bataille au tribunal si les flics débarquaient. Ca ralentirait le processus d'adoption. Et il pourrait arriver n'importe quoi à son petit frère pendant ce temps. Alors non, c'est maintenant ou jamais.
Il force un peu le passage pour atteindre la sortie. Elle se traine derrière lui. Elle ne tient même pas debout et c'est à moitié accroupi et à quatre pattes qu'elle traverse la porcherie qui lui sert d'appartement derrière lui. Il ne veut pas se retourner, même pas pour lui dire au revoir. Et pourtant, il le fait, il se baisse même un peu, de façon à être à sa hauteur. Il chuchote. Il s'est calmé.
-Tu sais qu'il sera mieux avec moi.Ils se fixent, l'espace de quelques instants, à peine une poignée de seconde. Puis elle caresse la joue du nourrisson en reniflant.
-Il s'appelle Flynn.Ethan sourit fugitivement. Il le sait déjà, mais ce n'est pas grave.
-C'est un nom de pirate.-Je sais maman.Il se redresse. Elle les fixe toujours, lui et le bébé, alors qu'ils quittent la pièce.
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Il pleure, il ne s'arrête plus. Ca doit au moins faire trois heures qu'il vagit comme ça. Ethan ne sait plus quoi faire. Il l'a bercé, il a essayé la sucette, le câlin, la berceuse, il l'a même laissé dans son coin pendant un moment, mais non. Il est cinq heures du matin, il doit être au boulot dans trois heures, mais Flynn semble avoir des ressources inépuisables lorsqu'il s'agit de hurler. Ethan a beau se dire que ce n'est pas de la faute de son petit frère, si il est né drogué et en état de manque, il lui arrive quand même parfois d'avoir envie de baisser les bras et d'abandonner. Mais il ne lâche pas prise. Parce qu'il est responsable de ce petit être. Et puis il l'aime, putain, ce mini-casse-couilles. Alors il s'accroche, il fait tout ce qu'il peut pour ne pas le lâcher et soulager au mieux sa souffrance. Même si ce n'est pas toujours de façon très légale. Il a horreur de faire ça, mais il est obligé de lui en donner un peu, de temps en temps, pour faciliter le sevrage. Pas trop, juste à peine suffisamment pour le soulager. Les vrais traitements médicaux sont trop chers, de toute façon... Il fallait bien trouver une solution.
Il prend le sachet caché sous son matelas, l'entrouvre juste assez pour y glisser un doigt. Il récupère un peu de poudre avant de venir masser les gencives du petit. L'effet est presque instantané. Les pleurs cessent, Flynn s'apaise, pire, il s'endort comme une pierre, et Ethan reste là, à le contempler dans la pénombre, à surveiller qu'il continue de respirer, qu'il ne convulse pas, et que son coeur bat toujours régulièrement dans sa minuscule poitrine. Il se déteste de faire ça, mais il déteste plus encore sa mère, leur mère, qui est responsable de l'état du bébé.
Heureusement, Granny l'aide un peu. Elle garde le petit pendant qu'Ethan jongle entre livreur le soir, et homme à tout faire dans une barre d'immeubles anonyme le jour. Un salaire de misère, mais leur survie est assurée, surtout que leur grand-mère n'hésite pas à lui filer un peu de sous de sa faible épargne en plus d'un toit quand il est vraiment à sec.
Il rêve d'études, d'universités, de diplômes et d'une véritable vie, d'insouciance, de filles, de copains et de soirées, mais il sait qu'il n'y aura pas accès, alors il se contente de trimer, d'élever son petit frère et, de temps en temps, de prendre un peu de temps pour lui pour lire ou aller courir, histoire d'évacuer tout ce qui le bouffe de l'intérieur.
War bellows blazing in scarlet battalions
Generals order their soldiers to kill
And to fight for a cause they've long ago forgotten
-Simon and Garfunkel, Scaraborough Fair / Canticle-
L'armée, il n'en parle pas. Jamais. La loi du silence a toujours été de mise dans ce milieu d'ailleurs. Il sait juste que prendre cette décision a été plus terrible que ce qu'il imaginait. Réussir à lâcher Flynn, qui ne serait pas perdu, au demeurant, puisque Granny s'occuperait de lui, faire son sac, plaquer ses emplois -si on peut qualifier ça comme tel- et puis partir sans se retourner sur les sanglots hystériques de son frère....
Il a aimé apprendre le maniement des armes. Se faire des camarades. Et même partir pour voir de nouveaux horizons, en quelque sorte. Et c'est peut être tout. Parce que les rations, c'était immonde. Le front, c'était atroce. La poussière aussi. L'Irak, est et restera toujours pour lui son enfer personnel. A ses yeux, le tableau de Dante ressemble à une fresque paradisiaque.
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Sa bulle d'oxygène, il la trouve lorsqu'il rentre au pays, lors de ses permissions. Flynn pousse plus vite que les mauvaises herbes, et Ethan a peur à chaque fois d'avoir été oublié, mais non, son petit frère est toujours là à l'attendre à l'aéroport, le nez collé contre la vitre pour guetter son arrivée, sous le regard tendre de Granny, qui refrène comme elle peut l'impatience du môme. Un tourbillon d'émotions violentes et diffuses, qui s'éternise un peu trop, même lorsque la mini-tornade se blotti dans ses bras en piaillant. Ethan est toujours un peu assommé par ces retrouvailles, déboussolé par son retour à la civilisation, au normal, un peu jetlagué aussi, mais trop excité et fébrile pour vraiment ressentir la fatigue.
Le temps passe trop vite ici, alors qu'il s'étire inlassablement, sans pitié, lorsqu'il est là-bas. Ca fait mal. Et le pire, c'est que, finalement, il ne sait même plus vraiment pour quoi il se bat. Et pour qui, aussi. Il espère juste qu'il ne finira pas comme pas mal de ses camarades, tombés au champ d'honneur. Peut être qu'il aurait du signer pour un temps plus court, et pas cinq ans d'office. Surtout qu'il rate toute la croissance de son petit protégé. Mais bon....
L'argent ne tombe pas du ciel. Et dans cette société pourrie, sans fric, on ne peut pas vivre.
Le temps de respirer de nouveau, l'espace de quelques jours.
Puis le départ, de nouveau. Un déchirement à chaque fois. Il promet à Flynn de revenir, quoiqu'il arrive, et de lui écrire au moins tout les mois. Un dernier calin, puis le passage des controles, dans l'anonymat le plus total, un mouton parmi les autres. A peine le temps de poser ses sacs que le voilà de nouveau contraint de partir à l'assaut.
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Puis, un jour, la lettre mensuelle n'arrive pas à destination. La suivante non plus. Pas plus que celle d'après. Il a laissé sa famille sans nouvelles pendant un temps infini, mais il n'avait pas le choix. Enfermé dans un camp de prisonniers, il n'avait aucun moyen de les prévenir, ni même d'accéder à l'extérieur....
Here we go again,
We're on the road again,
We're on the road again,
We're on our way to Paradise
-The Wolfe Tones, Celtic Symphony-
Son retour, il l'a imaginé des dizaines, peut-être même des centaines, de fois. En héros. Dans l'anonymat le plus total. A attendre à l'aéroport pendant des heures, oublié par sa famille. Avec des camarades. Seul. En mangeant un sandwich. Avec une perte de bagages. Un livre à la main.
Mais certainement pas en avion sanitaire, coincé dans un lit inconfortable depuis trop longtemps.
Combien de fois a-t-il souhaité mourir, pendant qu'ils le battaient, l'électrocutaient, le noyaient et le brûlaient ? Il ne s'en souvient plus.
Combien de fois aurait-il voulu hurler, pleurer, et surtout demander aux gens en blouse blanche qui l'entouraient comment il avait pu atterrir là, mais qu'il n'a pas pu, coincé dans ce corps trop faible pour même trembler ? Il ne s'en souvient pas non plus.
Il ne se souvient pas vraiment précisément de toute cette période, de son emprisonnement jusqu'à sa véritable sortie de l'hôpital, encore traumatisé, perdu, à vif, à agir comme une bête acculée et farouche, aux aguets, prête à prendre la fuite à la moindre tentative d’approche. Il a dû réapprendre doucement que le contact pouvait également être amical, et pas uniquement une source de douleur. Ça a été long et dur, surtout avec Flynn, qui lui demandait peut-être un peu trop d'attention au début. Il devait certainement avoir peur de voir son frère partir de nouveau pour le front… Mais ça n’arriverait plus.
Ethan avait été à la fois soulagé et étrangement nostalgique, peut-être même un peu en colère en voyant le mot « réformé » dans la lettre qu’il avait reçu de la main même de l’un de ses supérieurs.
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Il a occulté la plupart de ces souvenirs-là, heureusement. Bien cachés, enfouis au fin fond de son inconscient. De temps en temps, ils ressurgissent, l'assaillent, le font crier et se débattre dans son sommeil, résurgence d'horreur et de terreur, trop profondément ancrées en lui pour vraiment être vaincues. Mais c'est de moins en moins fréquent, le répit est de plus en plus long.
Les psy ont tous parlé de PTSD. Lui, il les a envoyé très rapidement -peut être trop même- se faire voir chez les Grecs. Les cachets calmeraient tout ça, pour le faire vivre dans un monde de Bisounours où tout est rose et
fluffy, dégoulinant de barbe à papa et de niaiseries. Sauf qu'il préfère encore affronter comme il peut ses démons que se noyer dans un océan de marshmallows grillés à l'état liquide. Parce que la Chocolaterie de Charlie et Willy Wonka, ce n’est pas la vraie vie, et qu’il a envie de renouer avec cette
vraie vie. Péter un plomb dans les embouteillages, se faire chier avec les impôts, aller courir dans un parc, s’occuper de son frère, même nettoyer les chiottes les plus crades de la maison, ça lui fait envie.
Et puis, putain, il n'a que vingt-six ans. Il ne veut pas passer le reste de ses jours à n'être qu'une coquille vide.
Surtout qu'il ne doit pas lâcher Flynn.
Son petit protégé.
Qui l'a fait tenir jusqu'au bout.
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Il lui aura fallu approximativement un an pour retrouver des repères stables et le courage de repartir véritablement à l'assaut. Cette fois, pas question de se contenter de petits boulots minables.
C'est donc le plus naturellement du monde qu'après un léger détour pour suivre la formation adéquate, il se retrouve dans la police.
Avec son passé militaire, il aurait pu prétendre à la brigade anti-gangs, au FBI, ou encore à la CIA -d'autant que sa connaissance de l'Orient et des rudiments de l'arabe aurait été un sacré avantage dans les mythiques services secrets- mais non.
Il avait besoin de quelque chose de plus calme, d’une certaine façon. Alors il a choisi les moeurs. Pourquoi ?
Et pourquoi pas ?