this is who you are
( in this story you are the hero )15 Novembre 2016 – Staten Island , Maison des Tenenbaum. Une pluie lourde tape contre les tuiles de la petite maison du couple Tenenbaum, révélant du même coup un silence lourd de reproches. Jin, toujours très bien coiffée et habillée, refuse de soutenir les deux orbes d’encre noire vissées sur elle. Ce regard, elle le connait trop bien. Depuis plus de 20 ans, elle partage la vie d’un homme qu’elle admire et déteste à la fois. Un mélange de sentiments contradictoires qui ont fait d’elle une femme frustrée, aigrie. Elle ne se reconnait pas dans cette vie, elle n’est pas heureuse… Pourtant, elle sait que cela n’a pas toujours été le cas. Qu’il y a encore deux battements de cils, elle n’aurait pas su que demander de plus. Où sont passés les éclats de rires ? Ces nuits passées à faire l’amour et à écrire l’avenir ? Ces heures innombrables à se moquer du reste du Monde, ces promesses d’éternité finalement éphémères. A ce moment précis, Bogdan voudrait vomir tout ce qui lui pèse sur le cœur. Sa silhouette élancée immobile dans l’encadrement de la porte, il ne laisse aucun répit à celle qui ne demande qu’à quitter le navire.
« Arrête de faire ça. » Siffle-t-elle entre ses dents tout en se redressant, son visage magnifique arborant une fatigue émotionnelle intense.
« De faire quoi ? » Demanda le jeune homme, les bras croisés sur la poitrine. Elle soupire et cherche un stylo dans son sac à main. Sur la table, les papiers du divorce.
« Tu les signeras quand tu seras prêt… » Souffla-t-elle dans sa direction sans pour autant le regarder.
« Après tout, c’est pas comme s’il y avait des enfants dans l’histoire. Ça ne presse pas. » Bogdan leva les yeux au ciel. Les enfants… C’est ce désir immuable et infondé qu’une horloge interne implacable avait fichue dans la tête de Jin qui avait conduit leur idylle sur une pente raide. Dix ans qu’elle le voulait cet enfant. Dix ans. Mais le hasard – ou le destin, appelez ça comme vous voulez – refusa de le lui offrir. Alors elle culpabilise. Elle se dit que c’est sa faute, qu’elle n’est pas comme toutes les autres. Au début, ils en rigolaient. Puis l’angoisse de ne jamais être mère pris le dessus et gangrena leur relation. L’infection de propagea au point que la belle devint une boule de nerfs. Le moindre prétexte était bon pour débuter une querelle avec son compagnon. Les années passèrent et elle supportait de moins en moins ses attentions, ses caresses. Chaque fois qu’ils s’unissaient et qu’elle constatait qu’elle n’était pas enceinte, la déception était plus grande. La douleur de recevoir de plus en plus de faire-parts de leurs amis finit par l’emporter. Elle devint paranoïaque, accusant Bogdan de ne pas vouloir cet enfant. Elle s’emprisonna dans son travail de médecin jusqu’au jour où elle lui dit qu’elle pensait ne plus l’aimer, tout simplement.
Pourtant, Bogdan y avait cru, pendant quelques mois. Il avait cru au renouveau de leur mariage lorsqu’il eut son accident au championnat de patinage artistique. Elle s’était montrée si prévenante, si inquiète que toutes ses craintes s’étaient envolées un temps. Il faut dire qu’il avait passé quelques semaines avec un énorme bandage sur le crâne, avec un traumatisme crânien important. Elle avait été là pour lui quand il pris la décision de cesser le concourir pour le moment. Quand la peur avait pris le dessus sur sa passion et que la douleur était encore trop présente. Lui qui n’avait jamais été un élève particulièrement studieux puisqu’il se savait fait pour le patin. C’est elle qui l’avait encouragé à reprendre contacte avec sa partenaire et à l'entraîner en lui assurant que personne d’autre ne saurait mieux enseigner cette discipline, sinon lui.
Elle soupira d’exaspération et s’enquit enfin à planter son regard dans le sien.
« Tu sais, tu as vraiment le don pour rendre les choses compliquées. » « J’ai rien dis ! » Riposta le nippon en arquant un sourcil.
« JUSTEMENT ! » Vociféra Jin en avançant vers lui.
« TU NE DIS JAMAIS RIEN ET C’EST A MOI DE JOUER AUX DEVINETTES POUR SAVOIR CE QUE TU PENSES, MERDE !!! » Elle glisse nerveusement une main dans ses cheveux et baisse les yeux.
« Je suis chirurgien, pas une foutue voyante ! Si seulement tu… » Elle s’interrompt et ravale un sanglot. A nouveau, on peut entendre la pluie qui fracasse le bitume à l’extérieur. Finalement, Bogdan baisse les armes et dépose doucement sa main sur son épaule.
« Je t’aime moi. Ce divorce tu n’y crois pas toi-même. » Elle s’écarte et le bouscule assez violemment pour lui faire entendre de ne pas continuer sur cette voie.
« C’est précisément LA que tu te trompes Bogdan ! Je t’AIMAIS, mais ça n’a pas fonctionné. Tu crois toujours que tu es dans un rêve hein ? REDESCENDS !! Tu n’as plus 15 ans. Tu n’es plus un ENFANT. Tu sais, être élevé comme un enfant unique ne t’a pas rendu service. En plus d’être prétentieux tu es égoïste ! Tu crois que poser ta main sur mon épaule et sortir de grandes phrases va changer la situation ? Laisse-moi rire… Ce serait si beau. » Elle pleurait, des larmes de rage roulaient sur ses joues creusées par l’éreintement.
« Tu – Tu… Tu es plus beau encore qu’il y a 10 ans. Mais moi, je fane, je vieillis, je vois les années défiler et je me revois, petite fille, à bercer mes poupées en attendant le jour où je serais une vraie maman. Et je pensais avoir trouvé l’homme idéal ! Je vivais un foutu conte de fée !! » Elle rit, nerveusement, et son corps frêle fut secoué.
« La chute est tellement douloureuse Bogdan… » C’est vrai que tout semblait leur sourire. Ils n’étaient que des enfants quand ils s’étaient rencontrés. Elle était son aînée de trois ans et elle le fascinait complètement. Déjà, elle faisait craquer tous les garçons de sa classe. Avant d’être amants, ils avaient été amis. Personne n’aurait pu imaginer un couple plus mal assorti et pourtant. Cette simple pensée fit naître l’ébauche d’un sourire sur son visage. Finalement, Jin avait baissé les bras. Alors il ravala son amertume et fit abstraction de tout ce qu’elle venait de lui dire pour la prendre dans ses bras et la serrer très fort contre lui. Sur le moment, elle laissa les choses se faire et souffla plusieurs sanglots au creux de son cou.
« Pourquoi Bogdan… ? Pourquoi est-ce que ça doit se finir comme ça ? Je suis… Tellement désolée. Pardon. » Elle pleurait et le jeune homme eut le sentiment qu’il reprenait le contrôle de la situation. Bientôt, il lui dirait que tout se passerait bien, qu’ils allaient remonter la pente et… Une sonnerie de téléphone réduisit tous ses espoirs à néant.
« C’est ma mère. » Murmura Jin en attrapant son portable. Elle le repoussa doucement et répondit tout en essuyant ses larmes d’un revers de manche.
« Oui maman ? C’est bon mes valises sont prêtes, je […] Non je ne suis pas en train de faire machine arrière, on discutait… Je pars là. Je serais là dans une heure ok ? […] Merci maman, à tout à l’heure. » Elle raccrocha puis envoya un dernier regard brillant à celui qui avait partagé sa vie ces 20 dernières années. La page qui se tournait était plus lourde qu’un million de valises empilées les unes sur les autres. Les lèvres de Bogdan tremblaient, il serrait la mâchoire si fort qu’il lui était devenu impossible de parler. Dans son esprit, la panique. Il réalisait qu’elle partait vraiment et que - quelque part - elle ne lui appartenait plus du tout.
Quand elle claqua la porte, il se laissa glisser le dos le long du mur de la salle à manger et écouta la pluie pendant de longues minutes, incapable de penser. Il voulait hurler, casser quelque chose, mais restait paralysé. L’enfant gâté à l’intérieur de lui venait de se prendre une gifle phénoménale. L’enfant adoré de William et Natalia, le trésor auquel personne n’avait le droit de faire du mal, le joyau de sa mère adoptive… Venait de se faire briser le cœur. Doucement, Gatsby rampa sur le sol jusqu’à lui, et se blottit dans ses bras sans demander une quelconque autorisation. La vieille furette soupira d’aise et s’endormit tandis que Bogdan restait perdu dans le néant. Mécaniquement, il caressa les quelques poils sur le haut de son crâne.
24 Janvier 2017 – Brooklyn, Auberge des Tenenbaum « Oui, qui eeeeeest-ce ? » « A ton avis ? » Soupira Bogdan, bien que réellement amusé par cette routine.
« Ouvre maman, il neige. » La porte de l’auberge s’ouvrit et le jeune homme atterrit directement dans l’annexe. L’auberge de ses parents adoptifs n’était ni un luxe, ni en piteuse état. Elle était cosy, et avait beaucoup du succès autant auprès des voyageurs comme des travailleurs. Wanda, la vieille chatte de Natalia fut la première à descendre les vieilles marches. Elle s’enroula autour de ses jambes comme de tradition puis se laissa transporter jusque dans les appartements de la famille, tout en haut de l’auberge.
« Comment va mon amour de petit canard ? » S’exclama Natalia, affublée d’un tablier vraisemblablement vieux de plusieurs siècles, en trottinant vers lui. Quand elle parlait, il était relativement simple de déceler ses origines polonaises… Mais ça, il valait mieux le garder pour soi. La sexagénaire étant convaincue de parler un anglais parfaitement british.
« Arrête de lui parler comme ça, il va sur ses 40 ans je te signal. » Grommela William, tout juste levé de son fauteuil. Bogdan rétorqua par une grimace
« Hé, je viens de fêter les 35. Merci de le prendre en compte, vieux débris. » « Alors alors ? Comment vas-tu? » Interrompit Natalia, visiblement très excitée à l’idée que son fils lui raconte des anecdotes exceptionnelles. L’ennui, c’est qu’il n’en avait pas. Elle le débarrassa de son caban ainsi que de son écharpe puis le laissa s’installer près de la cheminée, là où William s’était implanté. La famille n’avait jamais été plus nombreuse que cela, Bogdan étant l’unique enfant qu’ils aient adopté. Néanmoins, ils tenaient cette auberge depuis tellement d’années, que le garçon ne s’était jamais senti seul. Il rencontrait chaque jour des gens différents, des jeunes comme des plus vieux, et discutait souvent avec eux lorsqu’il descendait aux étages des chambres ou du réfectoire. Il y avait aussi les femmes de chambres, très sympathiques, qui passaient leur temps à lui donner des confiseries en cachette et à lui raconter les petits secrets de certains clients réguliers. Une ambiance somme toute très chaleureuse et conviviale.
« Tu ne t'es toujours pas décidé à reprendre la compétition? » Demanda son père.
« C’est important de vaincre ses peurs. » Le nippon acquiesça d’un hochement de tête et pris dans ses mains la tasse de thé que sa mère lui tendait. En fait, il n'avait pas du tout envie de discuter de ça. Chaque fois, il fallait qu'il remette le sujet sur le tapis et chaque fois, il l'envoyait balader comme il le pouvait.
« Tu as revu Jihnelmina ? » Se risqua Natalia, faisant instantanément râler son époux.
« Mais laisse-le tranquille avec ça, tu sais bien que c’est terminé. Pourquoi t’insistes ? » Et ainsi débuta l’habituelle et quasi quotidienne dispute entre les deux sexagénaire depuis le divorce de leur fils. Bogdan savait ce que sa mère avait derrière le crâne, puisque sous cette question se cachait l’espoir qu’il ait trouvé une autre femme à fréquenter et ainsi peut-être, aurait-elle la chance d’être grand-mère. Décidément, ces histoires d’enfant n’en finissaient pas. Sauf que cela ne faisait pas 6 mois qu’ils ne vivaient plus ensembles et le nippon nourrissait toujours des sentiments très forts – bien que contradictoires - pour Jin. Tiraillé entre haine et amour, il lui en voulait d’être partie au point de la détester purement et simplement, mais paradoxalement il ne pouvait imaginer son avenir sans elle. Autant vous dire que ces nuits étaient longues et froides. Les poches violettes qui pendaient sous ses yeux en étaient témoins. Délicatement, il posa la tasse vide sur son socle et se redressa pour interrompre les chamailleries qui n’en finissaient pas.
« Bon, c’était génial, je vous adore, bisous, j’ai un milliard de trucs à faire. » lança-t-il d’une traite avant de les embrasser tous les deux et de regagner le rez-de-chaussée.
Des flocons flottaient dans l’air quand le soleil se couchait. Pour le moment, Bogdan n’avait pas retrouvé son émerveillement des belles choses. Ses émotions étaient comme engourdies, gelées tout au fond de son estomac. Pourtant, l’hiver avait toujours été sa saison préférée. Son regard bridé croisa celui d’une jeune femme qui rougit sensiblement avant d’enfoncer son nez dans son énorme écharpe. En passant devant l’hôpital où travaillait Jin, il se demanda ce qu’elle faisait en ce moment-même, mais résista à l’envie de s’y rendre. Lentement mais sûrement, il pris la direction du Ferry.